Quand des tragédies surgissent en France, nous, Français de l’étranger, nous sommes aussi frappés de plein fouet dans notre nomadisme. Soudain un peu moins apatrides, nous sommes touchés dans notre filiation et dans notre identité la plus intime. Nous nous percevons alors si loin et si près de notre terre d’origine en souffrance, avec pourtant un accès en temps réel aux événements ayant eu lieu à l’endroit même où nous avons vécu, marché, célébré. La distance géographique et le décalage horaires n’ont mentalement plus de prise et pourtant ils nous sont plus que jamais difficiles à accepter. Vivre loin de la France tout en y étant plus que jamais émotionnellement présent, c’est le grand paradoxe que vivent les Français de l’Etranger quand un drame surgit dans notre « chez nous » affectif.

Au delà de la proximité, c’est surtout le sentiment d’appartenance qui est en jeu. A l’instar des « je suis Charlie » apparaissent des « je suis Paris » qui éveillent l’étrange réalité que nous sommes réellement parisiens, français ou européens. Ce qui rend le drame ayant lieu en France plus difficilement acceptable, c’est l’identification qui peut alors se faire. Cela aurait pu nous toucher, cela aurait pu arriver à nos proches. En se représentant les lieux, nous pouvons plus clairement imaginer l’horreur qui s’y est vraiment déroulée. En prenant connaissance de l’identité des victimes, nous nous mettons à leur place. Il s’agit alors presque de nous, d’une part de ce que nous sommes. On connaît et on se reconnaît. « Sans une perception singularisée des victimes au travers des médias, notre sidération et notre compassion sont moindres » explique Gérôme Truc, auteur de « Sidération, une sociologie des attentats ». Il ne s’agit plus d’un ailleurs flou touchant une masse impersonnelle d’individus qui, par un mécanisme de défense psychologique, nous permet une distance émotionnelle afin de nous protéger de l’impact de l’intolérable. Ici, nos stratégies de maintien d’un équilibre psychique par le déni n’ont plus de prises. Nous nous retrouvons emportés par une vague d’émotions qui éveille à la fois angoisse et culpabilité. L’angoisse traduit la peur archaïque de la mort. La culpabilité provient de notre impuissance face à l’inexorable, surtout depuis notre distance liée à l’exil. Ces émotions, angoisse et culpabilité, sont d’ailleurs au cœur de nos tourments d’expatriés. L’angoisse dans le défi de réussir sa vie réinventée, la culpabilité dans le fait de partir et de laisser nos proches.

C’est face aux fondamentaux de l’existence décrits par Irvin Yalom, que nous nous situons, dans la confrontation à nos « enjeux ultimes » que sont la mort, la liberté, la solitude et l’absence de sens. C’est dans « l’inéluctabilité de la mort que réside le désir de continuer à être ». C’est dans le pouvoir de liberté que l’individu est « totalement responsable de son monde, de son projet de vie, de ses choix et de ses actions ». C’est dans la solitude où « chacun de nous arrive seul en ce monde et doit le quitter tout aussi seul » que naît le conflit entre un isolement absolu et un désir d’appartenance, de protection, de liens amicaux et amoureux. C’est dans l’absence de sens que l’individu se doit d’en créer un pour sa vie à travers un processus créatif. (Irvin Yalom « thérapie existentielle », Galaade Editions). En tant qu’expatriés, nous avons particulièrement sollicité notre rapport à la liberté, à la solitude, au sens de la vie… et nous voilà face à la réalité de la mort. Notre crainte de perdre ceux que nous aimons et ce qui nous fait aimer la vie est plus que jamais d’actualité. Comme l’exprime Santayana « Le fond sombre de la mort fait ressortir les tendres couleurs de la vie dans toute leur pureté. »

Freud a mis en évidence le fait que tout être humain possède en soi deux principes existentiels en conflit, la pulsion de vie et la pulsion de mort. La pulsion de vie nous pousse à aller de l’avant, à faire, à exister, à entreprendre, à créer et à faire face aux changements. Elle nous permet d’investir le monde avec suffisamment de confiance pour prendre des risques et partir nous installer et nous réinventer dans un ailleurs. Mais nous avons aussi en nous la pulsion de mort qui parle de nos peurs, de nos doutes, de nos pertes et de nos manques. Non seulement le drame du 13 novembre ranime l’angoisse de la mort réelle et non fantasmée, mais elle ravive la douleur face à l’absence de nos proches, de nos terres, la faute d’être partis et d’avoir tout abandonné pour suivre notre pulsion de vie… Nous sentons-nous alors le droit de poursuivre nos activités, nos réalisations et notre plaisir quand le chaos existe là où nous aurions pu (du ?) être ? De plus, le kamikaze qui se tue emporte avec lui les victimes dans des convictions non partagées. Il impose ses idéaux contraires à nos valeurs et même à notre entendement. Il représente ce mépris de la vie dans son principe même de plaisir, de festivités et de jouissance en prônant la mort comme une absolution.

Les valeurs de la France viennent à notre secours comme des repères qui nous guident et nous redonnent de l’espoir. Liberté de poursuivre l’exercice de nos actions et notre cheminement où que nous soyons. Egalité dans notre caractère humain multiculturel. Fraternité dans nos regroupements, dans nos agissements réels ou virtuels mettant la solidarité en exergue. Même loin, au-delà des frontières, nous faisons corps et nous sommes alors unis dans la tourmente. Au-delà d’être français de l’étranger nous sommes avant tout français. Au-delà d’être français nous sommes avant tout humain. Et en tant qu’humain, c’est dans la célébration de la vie que nous existons et nous nous rebellons.

 

Plus d’informations sur le vécu psychologique de l’expatriation : « Réussir sa vie d’expat. S’épanouir à l’étranger en développant son intelligence nomade » Magdalena Zilveti Chaland, éditions Eyrolles, 2015

 

Join the discussion 4 Commentaires

  • carole bureau dit :

    Trés bel article qui reflète bien ce que je peux ressentir et apporte un éclairage intéressant . Merci!

    Carole de San-Francisco

  • Identification – Isolement
    Merci, Magdalena, de votre article.
    Depuis plusieurs décennies je vis à l’étranger, en Europe – donc pas très loin de « chez nous ». En ce moment à Berlin.
    Les massacres qui ont eu lieu la semaine dernière à Paris, les scènes de guerre à St.Denis il y a quelques jours, on en effet suscité chez moi les réactions que vous décrivez.
    Cependant il y a un aspect que je voudrais souligner et que je n’ai pas trouvé dans votre article: c’est le fait que cette sidération, ce deuil, cette chape de plomb que je ressens profondément (bien que personne de mon entourage n’ait été atteint directement, physiquement), il est plus difficile de les partager avec d’autres, ici, à Berlin..

    Cette identification dont vous parlez a donc dans ces moments là aussi un effet d’un certain isolement.

    Le besoin d’aller devant l’Ambassade était fort la semaine dernière. J’y suis allée seule. J’y ai vu beaucoup de non-Français, Allemands ou autres, certes. Mais ceux qui restaient longtemps, ceux qui échangeaient ensemble etc.. étaient des Français.
    Ce n’est qu’après que je me suis aperçue combien cela m’aurait fait du bien d’être accompagnée par des amis d’ici. Je n’en ai pas eu conscience tout de suite.
    J’ai des amis très chers et très proches dans cette ville. Ils compatissent et m’écoutent. Mais leur identification n’est pas la même. Ils ne sont pas au même rythme que moi. Je ne suis pas encore capable de discuter clairement de certaines idées de fond, d’être dans la polémique géo-politique sur l’armement etc…
    Je suis dans la sidération, dans le deuil, dans la résistance immédiate – pas intellectuellement élaborée.
    Dans ces moments là, j’ai ressenti l’isolement.

    Les messages qui font du bien sont ceux qui demandent, avec précaution, si personne de connaissance n’a été touché..
    Il y a aussi un aspect interculturel dans l’expression de la sympathie, de la proximité. Etant souvent en Inde depuis des années, j’ai beaucoup d’amis Indiens. Ce sont eux plus que d’autres qui m’ont écrit le plus. Bien sûr il y a certainement plus d’un élément d’explication à cela. Un de ceux que je trouve, c’est celui de l’importance de l’appartenance émotionnelle à un groupe (ou de l’importance émotionnelle à l’appartenance à un groupe?) qui est fortement ancré dans la culture indienne.
    Les messages qui font du bien, ce sont ceux qui sortent de cette isolation, renforcée par la distance géographique.
    Une psychologue psychiatre me disait que beaucoup de ses clients français avaient besoin de rentrer en France. Réduire la distance géographique, au-delà du rationnel, pour ne pas être, en plus de toutes les émotions qui nous travaillent, confrontés à un degré d’isolation que nous supportons et même recherchons ou apprécions sans doute en tant qu’expats habituellement.
    Restons unis, ne renonçons à rien! Vive la vie! Liberté, Egalité, Humanité!

  • Linda Sans dit :

    Chère Magdalena,

    Je vous remercie infiniment d’avoir écrit cet article au bon moment. Au moment où je me sens prise dans une tourmente d’émotions accompagnée d’un sentiment d’impuissance intolérable.

    Linda

  • […] de Réussir sa vie d’expat, a mis « trois jours » à publier le sien, sur son blog. « J’avais du mal à trouver les mots » , […]

Ecrire une Réponse à carole bureau Annuler la Réponse