En terre étrangère, notre accent est bien souvent notre pire ennemi. Nos confrères américains ont beau nous rassurer en nous disant combien c’est si « cute » (mignon) cet accent français à couper au couteau, nous, on aimerait bien s’en passer et réussir à faire l’illusion d’une parfaite intégration, ne serait-ce que verbale. Pourtant, dès l’innocent et convivial « good morning », lancé avec éloquence et force de conviction, mon auditoire me réplique systématiquement « oh, you’re French ? », s’enquérant de la durée de mon séjour aux Etats-Unis, détruisant tous mes espoirs d’être devenue parfaitement bilingue après plus de dix années d’immigration, ce qu’évidemment je n’ose avouer.
Au-delà de notre savoir linguistique ou grammatical, l’accent correspond à notre façon d’appuyer certaines syllabes, de former des sons depuis la gorge ou la bouche, de discriminer de subtiles différences auditives ou bien de jongler avec une syntaxe bien particulière. Les mots sont aussi enveloppés du timbre de la voix, du volume, du rythme, de pauses et d’impressions. L’accent c’est toute notre histoire qui s’y dévoile. Il expose l’origine, le monde intime, le profondément ancré en soi. Il suscite la fierté, le charme, l’exotisme, l’émerveillement, tout comme la honte, la frustration, le rejet. Il expose le monde intérieur dans l’environnement extérieur. Il permet de se reconnaître entre ceux du même moule linguistique et nous différencie des autres. C’est l’inné contre l’acquis. La langue maternelle contre le langage adulte. Le giron régressif contre l’apprentissage issu de la croissance.
Se comprendre sans se méprendre
La communication entre deux interlocuteurs issus de deux cultures différentes implique la possibilité d’un décalage de compréhension entre eux, chacun étant porteur d’un capital de significations implicites. Même en utilisant le même registre de mots ou la même connaissance grammaticale, notre façon de manier la langue dépasse l’apprentissage purement rhétorique. Une grande partie de notre communication se situe sur un plan non verbal, qui peut même être inconscient. Cette communication se fait à travers des gestes, des comportements, des émotions, des actes visuels ou une expression sous-entendue. C’est ce qui permet parfois de se comprendre sans rien dire. Un sourire en coin ou un regard particulier créent une connivence issue des mêmes références culturelles. Il en résulte parfois des malentendus interculturels, chacun pensant avoir compris ce que l’autre voulait exprimer, en interprétant ses propos à l’aide de nos ressources qui ne sont évidement pas forcement celles de notre interlocuteur.
« Certains gestes ont une signification bien particulière. Certains regards, des sourires, des signes de tête, de la main ou des épaules sont des messages corporels porteurs de sens différents en fonction des cultures, de l’âge, du sexe ou des zones géographiques. Le toucher et les modes de salutations sont souvent particulièrement ritualisés et diffèrent en fonction des cultures, ce qui crée de possibles malentendus. » (« Réussir sa vie d’expat » Eyrolles, 2015)
Selon la Bible, les hommes de Babylone, descendants de Noé, ne possédaient qu’une langue unique et commune. Ils décidèrent de construire une énorme tour leur permettant d’atteindre le ciel grâce à sa hauteur. Babel devait être « la porte du paradis ». Dieu décida de punir la vanité de ce projet si prétentieux. Il leur octroya alors une variété de langues distinctes, ce qui provoqua incompréhension et discorde, entrainant de fait l’abandon du projet et la propagation des peuples. En multipliant les langues, Dieu divisa les hommes. De nos jours on utilise l’expression « tour de Babel » pour designer un endroit ou règne brouhaha et confusion. Parler d’autres langues c’est alors défier l’hétérogène et retrouver la nostalgie du « tous communs ». L’accent nous préserve toutefois du risque d’être à nouveau prétentieux dans la construction de notre tour de Babel et nous ramène à notre modeste condition d’humain. En parlant une nouvelle langue on se place dans une situation vulnérable qui nous oblige à renoncer à la toute puissance de notre langue maternelle. On pénètre le monde de l’autre, celui de l’implicite, du tacite, du non-dit. On retrouve les balbutiements enfantins de la parole. Avec humilité, maladresse, doutes et hésitations, on sort de notre zone de confort pour pénétrer un autre univers.
« Maman, tu nous mets la honte quand tu parles »
La difficulté de s’exprimer et de pouvoir utiliser toutes les nuances du nouveau langage est particulièrement désespérante quand on s’installe dans un nouveau pays. Même dans des régions utilisant notre langue, les différences d’accentuation ou d’expressions impliquent un décalage et un temps d’adaptation. Les souffrances liées à l’handicap de la langue sont en particulier celles impliquant la frustration, le manque de reconnaissance, le sentiment de honte et la stigmatisation. De cette façon, la frustration de ne pouvoir dire et comprendre aussi aisément que dans notre langue maternelle peut entrainer une désocialisation et un repli sur soi. Le risque majeur est de se retrancher dans un environnement apparemment plus réconfortant mais en même temps plus restreint. Le sentiment d’être un peu « coincé » et limité dans une bulle apriori apaisante n’aide pas à explorer davantage l’inconnu, ni à assumer notre différence. Pour ceux qui le font et s’exprime avec un accent non voilé, la conséquence est celle de rapidement se sentir catégorisé en fonction de certains préjugés et de ne pas se sentir reconnu comme un soi unique. La phrase « Ah, vous êtes française ? » me renvoie à l’image stéréotypée que possède mon interlocuteur, et non à ma réalité.
Mes enfants me faisaient la remarque il y a peu qu’ils n’aimaient pas m’entendre parler anglais. Cela les rend mal-à-l’aise, autant pour moi que pour eux. Me savoir démunie linguistiquement, devoir répéter des mots que les autres ne comprennent pas, chercher mon vocabulaire dans un registre si basique ou construire malhabilement mes phrases, ça les embête pour moi. Ils compatissent à mes efforts avec un mélange d’agacement et de pitié. En fait, ca leur met la honte. Ils se demandent ce que les autres pensent de moi, s’ils n’imaginent pas que je suis inculte ou même un peu bêtasse. A un âge où le regard de l’autre est si important pour valider la construction de soi, je ne leur en veux pas et je les remercie pour leur franchise. D’ailleurs, moi aussi pour être honnête j’ai eu des pensées similaires au même âge avec mes parents parlant un français maladroit et fortement hispanique. Le réel soucis c’est qu’avec l’expertise linguistique de nos enfants bilingues c’est l’ordre des choses qui semble inversé. L’enfant dépasse le parent, l’aide et le supporte. C’est paradoxalement pour eux à la fois valorisant et déstabilisant. L’adulte semble infantilisé et l’enfant responsabilisé. J’ai alors expliqué à mes enfants que nous sommes bien plus que ce que notre accent dévoile de nous.
Libre comme je parle
Parler une nouvelle langue, aussi maladroitement soit-elle, c’est cultiver une autre partie de qui nous sommes. Selon Claude Hagège « La connaissance d’une deuxième langue permettrait ainsi de développer une intelligence verbale, une formation conceptuelle, un raisonnement global et de stimuler la découverte de règles sous-jacentes à la solution de problèmes. » (« L’enfant aux deux langues » Odile Jacob, 2005) Parler une autre langue influence aussi notre comportement général. Certains évoquent une différence d’attitude en fonction de la langue utilisée, tributaire de la culture qui y est associée. De cette façon, certaines langues latines sont plus extraverties que d’autres asiatiques plus discrètes. Le comportement peut légèrement changer bien que l’identité reste la même. C’est une autre facette de soi qui s’anime.
Et c’est à ce titre que parler une autre langue, même avec un fort accent, nous permet d’accéder à un plus grand espace de liberté ; celui d’assumer nos différences et nos imperfections. Non seulement on se donne le droit à l’erreur mais aussi de nombreux interlocuteurs apprécient nos efforts. Cela peut d’ailleurs attirer une certaine sympathie ainsi que de l’intérêt pour qui nous sommes et d’ou nous venons. Communiquer avec son accent c’est alors inviter l’autre dans son monde en même temps que nous infiltrons le sien. C’est une valse verbale d’échanges à plusieurs temps.
Pour conclure, je laisse la parole à Arthur Schopenhauer : « Parler sans accent : cette vieille règle des gens du monde enseigne qu’il faut laisser à l’intelligence des autres le soin de démêler ce que vous avez dit ; leur compréhension est lente, et, avant qu’elle ait achevé, vous êtes loin. Au contraire, parler avec accent signifie s’adresser au sentiment, et alors tout est renversé. Il est telles gens à qui l’on peut, avec un geste poli et un ton amical, dire en réalité des sottises sans danger immédiat. »
Plus d’informations : Le livre Réussir sa vie d’expat